A la rencontre des femmes Afars avec Marion Lavabre
Vivant sur un triangle de terre chevauchant l’Ethiopie, Djibouti et l’Erythrée, les Afars sont un peuple de pasteurs nomades. La photographe et ethnologue Marion Lavabre a partagé quelques temps la vie de deux campements afars en Ethiopie. Elle est en train de terminer un ouvrage qui paraîtra à la rentrée aux Editions Alter Ethno : « A la rencontre des femmes Afars, voyage ethno-photographique en terre d’infibulation ».
- Femme Afar @MarionLavabre
VA/ D’où est née l’envie de vous rendre chez les Afars ?
ML : J’ai eu envie de rencontrer les Afars, plus exactement les femmes afars, après avoir découvert un mot prononcé par une amie qui revenait d’un séjour en Ethiopie : infibulation. Dans ce mot j’ai de suite reconnu la « fibule » antique, l’épingle, la broche qui agrafe et retient les étoffes entre elles. Mon amie m’expliqua que chez les Afars les tissus épinglés bord à bord étaient des lèvres humaines, celles du sexe des femmes.
VA/ Qu’est-ce que cela signifie exactement ?
ML : En termes cliniques, l’infibulation consiste en un réaménagement chirurgical des organes génitaux externes de la femme. La coutume implique une double opération : d’abord l’excision, qui signifie ici une ablation complète du clitoris et des petites lèvres ; ensuite l’infibulation proprement dite : une lanière de chair est ôtée le long de chaque grande lèvre sur presque toute sa longueur ; les deux grandes lèvres sont rapprochées et maintenues soudées entre elles, le plus souvent en liant les jambes pendant une dizaine de jours pour créer un accolement cicatriciel, parfois ce sont des épines d’acacias reliées par une ficelle qui permettent la jointure. Cette occlusion presque complète des grandes lèvres de la femme ne laisse qu’une minuscule ouverture dans l’axe du vagin pour l’écoulement des fluides urinaires et menstruels, et, plus tard, pour les rapports sexuels et l’accouchement. La chirurgie traditionnelle afar façonne ainsi des femmes au petit trou.
VA/ La pratique de l’infibulation concerne-t-elle de nombreuses femmes ?
ML : L’OMS estime que sur les 130 millions de femmes excisées dans le monde, 15 % seraient infibulées. Celles-ci vivant majoritairement dans la corne de l’Afrique, une vaste zone qui englobe la Somalie, l’Est de l’Ethiopie, l’Erythrée et l’ancienne Nubie (centre et nord du Soudan ainsi que le sud de l’Egypte).
VA/ On a du mal à comprendre la raison de cette coutume…
ML : Oui, pourquoi condamner l’ouverture par laquelle pénètre l’homme et surgit l’enfant ? Quelques mois durant, je stationnai dans mon inaptitude à comprendre cette pratique absolument étrangère à l’esprit occidental. Quel est le système de pensée de ces sociétés qui, pour reprendre le langage ethnologique, construisent socialement la féminité d’une manière aussi violente ? Quelles structures symboliques, sociales et culturelles pouvaient amener les femmes à admettre des mutilations aussi dangereuses pour leur vie et celle de leurs filles ?… Mon amie repartait chez les Afars avec Kélissa, une association d’aide au développement d’un village Afar (Hanlé Dabi) également impliquée dans la lutte contre les pratiques d’excision et d’infibulation des petites filles à travers des actions de parrainage. Elle me proposa de les accompagner et de réaliser un reportage photographique sur leurs activités. En novembre 2009, pourvue d’un appareil photo et d’un enregistreur, je partais à la rencontre des femmes Afars.
VA/ Vous avez pu leur parler facilement ?
ML : Oui. Il faut être honnête, j’étais alors pétrie de préjugés. Ceux que je m’étais d’abord forgée en France dans une lecture féministe et occidentale de l’infibulation. Je m’attendais ainsi à pénétrer un univers où les femmes Afars, courbées sous le joug de la domination masculine, seraient timides, malades, craintives… En outre, quelques Ethiopiens m’avaient communiquée leur vision extrêmement négative du peuple afar : ces éleveurs nomades vivant en milieu hostile étaient de dangereux guerriers sans foi ni loi, ils me découperaient en morceaux ! J’étais prévenue ; on me disait au revoir en pensant adieu… Heureusement, les préjugés ne résistent pas longtemps à l’épreuve du terrain. La communauté Afar m’a chaleureusement accueillie : les hommes ont déposé les armes avec douceur pour nous offrir le lait de chamelle au goût de fumée ; les femmes se sont révélées extraordinairement belles, fortes et fières de leur sexe, balayant mes représentations caricaturales d’un rire à pleine gorge. Lors de ce premier contact je m’acclimatai à la réalité de la vie pastorale et à sa précarité dans un environnent naturel aride et inamical pour l’homme : l’angoissante attente des pluies, l’incessante recherche de pâture pour les troupeaux, l’impuissance face aux maladies apportées par les eaux souillées et les vents de poussières, la lutte contre les bêtes sauvages… J’appris aussi que pour survivre dans cet univers les seules richesses qui vaillent sont pour le plan matériel la chamelle, véritable outre à lait capable de nourrir une famille pendant trois mois en cas de sécheresse, et sur un plan humain les vertus de solidarité et d’entraide. Dans cette société où la mort est constamment présente, l’individu n’est rien en regard du collectif, de la tribu, du clan, de la famille.
VA/ Mais pourquoi cette pratique de l’infibulation ?
ML : Si vous posez cette question de manière aussi frontale à une femme Afar vous aurez droit à cette réponse déconcertante : « mais c’est la coutume ! Nos mères et nos grand-mères l’ont fait, il faut le faire »… La construction de la féminité est un phénomène culturel et social complexe. Il est illusoire de penser qu’un esprit occidental peut le saisir aussi facilement et en aussi peu de temps. Seule une immersion totale, proche du quotidien des femmes, peut permettre de poser les bonnes questions, de saisir ce que représente la féminité, et donc l’infibulation, dans la pensée afar… Je suis donc repartie sur le terrain. En juin 2011, j’eus l’opportunité de réaliser un second séjour chez les Afars. J’ai été accueillie par Abdallah, un homme doux et réfléchi, qui s’est montré très sensible à mes questionnements et m’a réservé, avec ses deux épouses Fatouma et Fatoumata, un accueil exceptionnel : non seulement il m’a hébergée pendant un mois m’offrant ainsi la chance de partager totalement la vie afar, mais il a encore convié les [ullatina] – les sages-femmes et exciseuses – des environs, à dialoguer avec moi… J’ai donc recueilli de nombreux témoignages féminins, tant et si bien que les Afars m’ont surnommée « celle qui fait parler les vagins » ! Je n’aurais pu rêver plus beau nom !
VA/ Alors ? Que racontent ces « vagins » ?
ML : En fait, je ne peux pas fournir une réponse simple à cette question. Ils racontent tant de choses ! Je soulignerai d’abord qu’il semble y avoir un profond malentendu entre les sexes. De leur côté les hommes pensent que cette pratique est une garantie de la virginité des filles. Et c’est vrai qu’autour de l’infibulation se joue des rapports de domination masculine et de contrôle de l’utérus féminin. Mais on ne peut s’arrêter à cette lecture purement sociologique car l’infibulation est une pratique de femme sur des femmes, et sur ce sujet les hommes n’ont pas voix au chapitre. Ces histoires de femmes ne les regardent pas et celles-ci ne se privent pas de le leur rappeler ! La véritable question est donc pourquoi les femmes acceptent cette coutume et y soumettent leurs filles. Car ce sont elles qui en détiennent le secret. La parole des femmes, mais aussi l’observation fine de leur univers coutumier, m’ont emmenée vers une pensée et des croyances spécifiquement féminines. Il convient ainsi de dissocier excision et infibulation. Sur un plan symbolique l’acte d’excision, dite également circoncision féminine, est pensée comme un équivalent strict de la circoncision masculine : il s’agit ici d’ôter à la fille sa partie « mâle » (le clitoris érectile) et d’enlever au garçon sa part « femelle » (le prépuce) afin de façonner des femmes vraiment femmes et des hommes véritablement hommes. La circoncision/excision est alors envisagée comme un embellissement, perfectionnement, une purification, voire même une sacralisation d’un corps naturellement imparfait. L’infibulation, la fermeture du corps féminin, relève d’un autre symbolisme qui, en deux mots et de manière très paradoxale pour nous, paraît liée à la notion de fécondité… Ce serait un peu trop long à expliquer ici…
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« A la rencontre des femmes Afars, voyage ethno-photographique en terre d’infibulation » de Marion Lavabre paraîtra en mai 2013 aux éditions Alter Ethno.
Pour en savoir plus sur l’auteur : www.marion-lavabre.book.fr
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Par Geneviève Clastres
Auteur et journaliste indépendante spécialisée sur le tourisme durable et le monde chinois, Geneviève Clastres est également interprète et représentante de l'artiste chinois Li Kunwu. Collaborations régulières : Radio France, Voyageons-Autrement.com, Monde Diplomatique, Guide vert Michelin, TV5Monde, etc. Dernier ouvrage "Dix ans de tourisme durable". Conférences et cours réguliers sur le tourisme durable pour de nombreuses universités et écoles.
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